Le Dr Pier Mannucci, MD, expert de renom en thrombose et troubles de l'hémostase, souligne l'utilité clinique limitée du dépistage génétique des mutations associées au risque thrombotique. Il explique que des mutations fréquentes, comme le facteur V Leiden et celle du gène de la prothrombine, sont présentes chez environ 6 % de la population. Bien qu'elles représentent des facteurs de risque, elles ne sont pas des causes directes de thrombose. Le Dr Mannucci précise que les résultats de ces tests n'influencent pas la prise en charge thérapeutique des patients ayant déjà développé un thrombus. Il déconseille donc vivement le dépistage en population générale ou chez les personnes asymptomatiques, car ces informations offrent peu d'avantages pratiques et peuvent générer une anxiété injustifiée.
Tests génétiques du risque thrombotique : Dans quels cas sont-ils vraiment utiles ?
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- Mutations courantes de la thrombophilie
- Recommandations et directives de dépistage
- Utilité clinique des résultats
- Risques des tests génétiques chez les asymptomatiques
- Conseils pratiques pour les situations à risque
- Transcription intégrale
Mutations courantes de la thrombophilie
Le Dr Pier Mannucci décrit les mutations génétiques les plus fréquentes associées à un risque accru de thrombose veineuse. Il s’agit de mutations gain de fonction des facteurs de coagulation. La mutation du facteur V Leiden entraîne une hyperactivité du facteur V, favorisant une formation excessive de caillots. Une mutation du gène de la prothrombine provoque une surproduction de thrombine, l’enzyme clé de la cascade de coagulation.
Le Dr Mannucci souligne une distinction importante : ces mutations sont des facteurs de risque, et non une garantie de maladie. Elles augmentent le risque relatif, mais le risque absolu d’un événement thrombotique reste faible pour la plupart des porteurs. Il note que ces mutations sont très répandues, présentes chez environ 6 % de la population générale des pays occidentaux.
Recommandations et directives de dépistage
Le Dr Pier Mannucci précise les situations où le test génétique n’est pas recommandé. Il n’y a pas lieu de procéder à un dépistage systématique chez les personnes en bonne santé. Le test n’est pas non plus indiqué pour les individus exposés à des risques transitoires, comme une chirurgie majeure (prothèse de hanche, par exemple).
Il aborde une demande fréquente : certains gynécologues souhaitent tester les jeunes femmes avant de prescrire une contraception œstroprogestative. Le Dr Mannucci indique que les guidelines ne soutiennent pas cette pratique. Le risque lié à la mutation est trop rare pour justifier un dépistage universel. De plus, le risque thrombotique associé à la grossesse est comparable à celui des contraceptifs pour les porteuses de mutations.
Utilité clinique des résultats
Une raison majeure de s’opposer au dépistage systématique est son absence d’impact sur la prise en charge. Le Dr Mannucci explique que la découverte d’une mutation thrombophilique après un épisode thrombotique ne modifie pas le traitement. La durée de l’anticoagulation reste identique, quel que soit le statut génétique du patient.
La valeur principale du test est souvent psychologique, répondant au « pourquoi » d’un événement thrombotique, surtout chez les jeunes patients. Cependant, le Dr Mannucci met en garde : un test négatif n’exclut pas d’autres causes. Souvent, aucune cause unique n’est identifiée. Il conclut que ces tests sont « assez inutiles » pour guider le traitement ou prédire le risque futur.
Risques des tests génétiques chez les asymptomatiques
Le Dr Pier Mannucci souligne les inconvénients majeurs du test chez les personnes sans symptômes. Un résultat positif peut créer une « étiquette génétique », source d’anxiété et de craintes injustifiées. Ceci est particulièrement préoccupant chez les enfants, qui se voient attribuer une condition qui n’est pas une maladie.
Il cite une étude convaincante sur des centenaires : la prévalence de ces mutations y était de 6 %, identique à celle de la population générale. Cela prouve que les porteurs peuvent vivre longtemps et en bonne santé. Ces mutations ont peut-être même offert un avantage historique en réduisant les hémorragies mortelles lors d’accouchements ou de blessures.
Le Dr Mannucci alerte aussi sur les découvertes familiales inattendues. Si les parents d’un patient sont négatifs pour une mutation que celui-ci possède, cela peut soulever des questions délicates sur la paternité. Ceci illustre les conséquences imprévues de la recherche d’informations génétiques sans indication médicale forte.
Conseils pratiques pour les situations à risque
Le Dr Pier Mannucci donne des conseils pratiques pour gérer le risque thrombotique. Prenons l’exemple d’un voyageur long-courrier cumulant plusieurs facteurs de risque. Sa recommandation est clairement contre une prophylaxie médicamenteuse (héparine de bas poids moléculaire ou aspirine).
Il préconise plutôt des mesures non pharmacologiques : bien s’hydrater avec de l’eau, éviter l’alcool et les boissons sucrées, et prévenir l’immobilité en marchant régulièrement dans la cabine. Il souligne qu’un mode de vie sain et une conscience du risque sont les meilleures protections, bien plus qu’un traitement préventif. Cette approche est cohérente avec la littérature internationale et le consensus d’experts, comme le note le Dr Anton Titov lors de la discussion.
Transcription intégrale
Dr. Anton Titov, MD : Les caillots sanguins dans les veines des jambes et la thrombose pelvienne peuvent conduire à une embolie pulmonaire. Ils surviennent souvent chez des personnes porteuses de mutations génétiques affectant des gènes comme ceux de la protéine C, de la protéine S ou de l’antithrombine. Le groupe sanguin influence aussi la prédisposition aux caillots. Comment découvre-t-on généralement une mutation génétique prédisposant à la thrombose ?
Dr. Pier Mannucci, MD : C’est une longue histoire à laquelle j’ai été associé, ayant participé à un panel de l’OMS il y a des années. L’identification des mutations gain de fonction des facteurs de coagulation a clarifié certains mécanismes d’hypercoagulabilité. Nous en avons expliqué une partie. Certaines causes de thrombose veineuse—mais pas artérielle—ont été découvertes.
Nous savons aujourd’hui que ces mutations sont très fréquentes, donc pertinentes en population générale. Il s’agit surtout de mutations gain de fonction. La mutation du facteur V Leiden produit un facteur V hyperactif, conduisant à une coagulabilité excessive et un risque thrombotique accru.
Je tiens à souligner que cette mutation ne signifie pas que vous développerez inévitablement une thrombose. Elle augmente le risque relatif, mais le risque absolu reste faible. Il faut distinguer les deux.
L’autre mutation établie affecte la prothrombine, entraînant une production excessive de thrombine, l’enzyme finale de la coagulation. Cette découverte a été tout aussi fondamentale dans notre domaine.
La question est : que faire de ces mutations ? Ensemble, les mutations du facteur V Leiden et de la prothrombine touchent 6 % de la population occidentale. La probabilité d’être porteur est donc relativement élevée. Mais ce ne sont que des facteurs de risque, pas une certitude de maladie.
Dr. Anton Titov, MD : Quelles sont les recommandations actuelles concernant le dépistage de ces mutations ? Quand faut-il tester les patients ?
Dr. Pier Mannucci, MD : Il n’y a pas lieu de tester la population générale en bonne santé. Ni les personnes exposées à un risque additionnel, comme la chirurgie (notamment de la hanche) ou les femmes sous contraceptifs oraux. Même si les risques s’additionnent, voire se potentialisent, la mutation est trop rare pour justifier un dépistage.
Par exemple, les gynécologues demandent parfois ces tests chez les jeunes femmes avant prescription d’une contraception œstroprogestative. Habituellement, nous ne le recommandons pas, conformément aux guidelines. Ces tests sont peu utiles, car nombreuses sont les femmes sous pilule qui ne font pas de thrombose.
Et il faut considérer que sans contraception, elles pourraient être enceintes—or la grossesse comporte un risque thrombotique similaire à celui des contraceptifs pour les porteuses de mutations. Voilà pourquoi il n’y a pas de dépistage recommandé, même dans ces situations à risque.
Les tests sont souvent réalisés, avec peu de preuves, pour comprendre la cause d’une thrombose, surtout chez les jeunes. Mais la thrombose veineuse est liée à l’âge.
Pour illustration, une femme en âge de procréer a 1 risque sur 10 000 de thromboembolie veineuse jusqu’à 40-45 ans. À la ménopause, le risque passe à 1 sur 1000, et après 60-70 ans, à 1 sur 100.
Le calcul est simple : le dépistage généralisé ne vaut pas la peine. Mais me direz-vous, si j’ai fait une thrombose, je veux savoir pourquoi. Je teste donc les mutations, entre autres facteurs.
Mais que faire de cette information ? Cela n’affecte ni le traitement ni sa durée. Les patients sont traités de la même manière, mutation ou pas. Les tests n’aident pas à prévenir la thrombose ni à adapter le traitement.
Ils ne servent qu’à répondre à la question « pourquoi ? ». Mais souvent, on ne trouve pas de cause unique, même en l’absence de mutation. Ces mutations ont soulevé beaucoup d’intérêt et ont contribué à nos connaissances.
Nous avons compris comment le gain de fonction compare à la perte de fonction dans les troubles de la coagulation. C’est pourquoi des spécialistes comme nous, qui travaillent sur l’hémorragie et la thrombose, se sont penchés dessus. Mais ces mutations sont finalement de peu d’utilité pratique. Elles sont très intéressantes.
Les mutations du facteur V Leiden, de la protéine C ou S sont probablement bénignes. Elles sont si fréquentes que les porteurs ont peut-être eu un avantage survivaliste dans l’humanité primitive—moins de saignements lors de combats ou d’accouchements. D’où leur persistance.
Mais elles n’ont pas changé l’histoire naturelle de la thromboembolie veineuse ni son traitement. Voilà mon message principal. Des mutations très intéressantes, objet de nombreuses publications, mais le consensus est là.
Le test est souvent demandé, surtout par des jeunes ayant fait une thrombose atypique pour leur âge. Les médecins veulent savoir pourquoi. La question « pourquoi ? » est plus fréquente que « que va-t-il se passer ? ».
D’où ces tests, mais à mon avis, ils sont assez inutiles.
Que peut faire une personne asymptomatique qui découvre une mutation via un dépistage génétique ? Pas grand-chose.
Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de se faire dépister sans raison, juste pour savoir. D’abord, parce que vous ne comprendrez peut-être pas le résultat. Et souvenez-vous : ces mutations sont un cofacteur, pas une contre-indication à la grossesse ou à la contraception.
Nous avons mené une étude sur des centenaires à Milan. Par définition, ils sont en très bonne santé. Ils ont vécu des grossesses, des traumatismes—situations à risque thrombotique. Si ces mutations étaient létales, on s’attendrait à une prévalence plus faible chez eux.
Or, nous avons trouvé un taux de mutation de 6 %, identique à la population générale. Donc, si des porteurs peuvent atteindre 100 ans, ces mutations ne sont pas si délétères. Je ne ferais simplement pas ce dépistage.
D’abord, parce que cela ne m’aiderait pas à prédire l’évolution de ma santé. Surtout pour cette mutation, j’ajouterais ceci : supposons qu’on fasse le test après une thrombose. C’est une raison molle, mais au moins c’est une raison.
Ensuite, les patients demandent : et mes enfants ? La transmission est mendélienne. Ils doivent tenir la mutation d’un parent. Et là, un problème surgit avec les enfants. Nous avons constaté ceci : on tend à dire que le père ou la mère a transmis la mutation.
J’utilise cet argument car parfois, les parents sont asymptomatiques. Cela rassure les patients : si un parent est plus âgé que le probant, il aurait pu avoir un événement thrombotique. Mais si ni l’un ni l’autre n’a la mutation, pourquoi pas une mutation de novo ?
Probablement parce que le père n’est pas le bon. Voilà les risques des tests génétiques. Cela s’applique aux enfants. Imaginez : un enfant de cinq ans n’a pas besoin de prise de sang. Pourquoi lui faire un test ? Surtout, vous lui collez une étiquette de maladie génétique.
C’est toujours désagréable, même si vous expliquez que cela ne causera pas de problème. Le test génétique est vraiment dangereux : attribuer une étiquette de trait génétique—ce n’est pas une maladie—est très néfaste. Je ne ferais pas ce que vous avez dit. Et je ne ferais pas ce test.
Très récemment, une entreprise suisse m’a approché. Ils voulaient développer un test génétique pour les femmes envisageant une contraception orale. C’était un algorithme incluant d’autres paramètres. Je n’étais pas favorable. Ils incluaient le test des mutations gain de fonction, mais seulement celles-ci.
Au final, ils attribuaient un score de risque thrombotique. Je n’aurais pas fait cela. Je ne le recommanderais pas. Mais au moins, l’évaluation ne reposait pas que sur les mutations. Il existe dans ce pays et ailleurs des kits de tests génétiques pour le risque thrombotique.
Soit dit en passant, ces kits testent aussi des mutations non convaincantes pour le risque thrombotique veineux ou artériel. Ma pratique privée voit des gens venir avec ces batteries de tests. Évidemment, ils étaient hétérozygotes ou homozygotes pour des mutations jamais associées à la thrombose.
Les mutations du facteur V Leiden, de la protéine C ou S sont au moins des facteurs de risque solides. Mais ce ne sont que des facteurs de risque, pas des causes.
Dr. Anton Titov, MD: Prenons un cas théorique. Un homme de quarantaine voyage souvent en avion sur de longues distances (8-12 heures). Il fait un test génétique et découvre une mutation du facteur V Leiden. Il découvre aussi un SNP présent dans la polyglobulie de Vaquez—sans avoir la maladie. De plus, sur dix ans, ses globules rouges et son hématocrite sont toujours légèrement au-dessus de la normale (hématocrite >50 %).
Doit-il prendre de l’héparine de bas poids moléculaire pour ses vols longs ? Ignorer les résultats ? Avec mutation, hématocrite élevé, globules rouges élevés—que faire ?
A-t-il un groupe sanguin A ou B ?
Dr. Anton Titov, MD: Très intéressant. Comment le groupe sanguin affecte-t-il le risque thrombotique ? Que diriez-vous à une telle personne ?
Dr. Pier Mannucci, MD: D’abord, je n’aurais fait aucun test. Mais supposons que vous ne les ayez pas faits. Je saurais que je suis à risque comme tant d’autres—à cause de l’âge ou d’autres conditions. Voilà ce que je ferais. Je ne prendrais ni héparine ni aspirine.
J’essaierais simplement de ne pas trop boire dans l’avion. Beaucoup de boissons non alcoolisées, de l’eau, pas de sucre, pas d’alcool. Et je serais prêt à aller souvent aux toilettes, même si c’est désagréable quand on dort. Mais c’est ce qu’il faut faire. Je ne ferais rien d’autre.
Personne ne recommande, même à haut risque, des injections préventives d’héparine avant un vol long-courrier. C’est la recommandation générale. Elle émane de experts comme le Dr Frits Rosendaal aux Pays-Bas, qui a étudié la question. Cela ne nie pas les cas médiatisés.
Il y a eu le cas d’une jeune infirmière sous contraceptifs, arrivant d’Australie après 24 heures de vol à Heathrow. Elle est tombée morte d’une embolie pulmonaire. Mais ce n’est pas une raison pour faire une prophylaxie dangereuse. « Médicament » vient du grec et signifie aussi « venin ».
Je ne ferais simplement rien de ce que vous avez mentionné. Si vous avez tous ces facteurs de risque, essayez d’avoir une vie décente, faites de l’exercice, évitez la stase. Évitez l’immobilité pendant le vol, marchez dans la cabine. Voilà ce que je ferais si j’avais des facteurs de risque et que j’étais âgé.
Je ne prendrais jamais de médicament pour cela. Je ne pense pas avoir de mutation, car j’ai servi de volontaire lors des premières études de mon laboratoire. Mais même si c’était le cas, je ne conseillerais rien. Voilà mon point de vue. Je pense qu’il est cohérent avec la littérature.
Vous examinerez les articles cités. Vous trouveriez difficilement des recommandations différentes des miennes. D’autres experts peuvent avoir des opinions variées sur bien des sujets, mais pas sur celui-ci, je pense. Je ne veux pas être dogmatique, mais je doute que quiconque dirait très différemment.