Cette synthèse explore l'évolution de notre compréhension du rôle des mitochondries dans le vieillissement. Alors que l’on a longtemps cru que l’efficacité mitochondriale déterminait la longévité, des études récentes montrent que perturber la fonction mitochondriale prolonge effectivement la vie chez le ver (de 32 à 87 %), la mouche (de 8 à 19 %) et la souris (de 15 à 30 %). Si la théorie du stress oxydatif a dominé la recherche pendant des décennies, les preuves actuelles indiquent que réduire les défenses antioxydantes raccourcit rarement la durée de vie, et que des espèces longévives comme le rat-taupe nu présentent des dommages oxydatifs plus élevés que des souris à vie courte. L’article souligne la nécessité cruciale d’études en conditions naturelles pour valider ces résultats contre-intuitifs obtenus en laboratoire.
Mitochondries et vieillissement : Remise en question des idées reçues sur la longévité
Table des matières
- Contexte : L’hypothèse mitochondriale du vieillissement
- Méthodes d’étude des mitochondries et du vieillissement
- Principales remises en cause de l’hypothèse mitochondriale
- Fonction mitochondriale et longévité : des résultats surprenants
- L’hypothèse mitochondriale du vieillissement est-elle toujours valable ?
- Implications pour les patients
- Limites de la recherche et questions en suspens
- Recommandations pour les patients
- Source
Contexte : L’hypothèse mitochondriale du vieillissement
Pendant des décennies, les scientifiques ont pensé que les mitochondries, ces organites producteurs d’énergie, détenaient la clé du vieillissement. La théorie du « rythme de vie » suggérait que la longévité dépendait de la vitesse à laquelle nous brûlons l’énergie. Selon l’hypothèse mitochondriale, les espèces réactives de l’oxygène (ERO) – des molécules nocives libérées lors de la production d’énergie – provoquent des dommages cumulatifs responsables du vieillissement.
Les preuves avancées à l’appui de cette théorie incluaient :
- Les animaux à sang froid, comme les mouches, vivent plus longtemps lorsqu’ils sont refroidis (ce qui ralentit leur métabolisme)
- Les grands mammifères, au métabolisme plus lent par gramme de tissu, vivent plus longtemps
- Les vers et souris mutants à longue durée de vie résistent mieux au stress oxydatif
- La restriction alimentaire prolonge la durée de vie tout en réduisant les dommages oxydatifs
À la fin du XXᵉ siècle, cette théorie semblait solide. Des études montraient une augmentation des dommages oxydatifs avec l’âge chez les souris de laboratoire, en particulier au niveau de l’ADN mitochondrial. Les espèces longévives produisaient systématiquement moins d’ERO que les espèces à vie courte. Par exemple, les oiseaux vivent plus longtemps que des mammifères de taille comparable et présentent une production d’oxydants mitochondriaux plus faible.
Méthodes d’étude des mitochondries et du vieillissement
Les scientifiques utilisent plusieurs approches pour étudier le rôle des mitochondries dans le vieillissement, chacune ayant ses forces et ses limites :
Les études comparatives examinent les différences entre espèces. Par exemple, les chercheurs comparent la production d’ERO chez des souris à vie courte et des rats-taupes nus à longue durée de vie (qui vivent dix fois plus longtemps). Ces études ont révélé que les rats-taupes nus présentent en réalité des dommages oxydatifs plus élevés dans de nombreux tissus, malgré leur exceptionnelle longévité.
Les manipulations expérimentales testent directement la théorie :
- Modification des défenses antioxydantes par augmentation ou réduction génétique d’enzymes comme la superoxyde dismutase (SOD)
- Perturbation de la fonction mitochondriale à l’aide de l’interférence par ARN (ARNi)
- Mesure des dommages oxydatifs subis par les macromolécules (ADN, protéines)
L’évaluation des dommages oxydatifs pose des défis techniques. Le test des dommages à l’ADN par la 8-oxo-2-désoxyguanosine (oxo8dG) peut donner des résultats variant jusqu’à 100 fois selon la méthode d’extraction. Les mesures de peroxydation lipidique diffèrent sensiblement entre les méthodes MDA-TBARS et les techniques plus précises des isoprostanes. Ces nuances techniques compliquent la comparaison entre études.
Principales remises en cause de l’hypothèse mitochondriale
Dès le début des années 2000, plusieurs découvertes ont contredit les idées établies :
Les expériences sur les antioxydants ont donné des résultats inattendus :
- Les souris avec une SOD2 mitochondriale réduite présentaient plus de dommages à l’ADN et de cancers, mais une durée de vie normale
- La surexpression de la SOD, de la catalase ou de la glutathion peroxydase augmentait la résistance au stress oxydatif, mais ne prolongeait pas la durée de vie des souris (sauf pour la catalase mitochondriale)
- L’inactivation de la SOD1 cytoplasmique a bien raccourci la vie des souris, comme prévu
Le cas paradoxal des rats-taupes nus : Ces rongeurs exceptionnellement longévifs (dix fois plus que des souris de taille similaire) montraient des dommages oxydatifs significativement plus élevés aux protéines, lipides et ADN dans de multiples tissus. Ce constat contredisait directement l’idée selon laquelle moins de dommages oxydatifs permet une vie plus longue.
Des résultats contradictoires sur la reproduction : Si certaines études ont observé une augmentation des dommages oxydatifs durant la reproduction (soutenant la théorie), d’autres n’ont constaté aucun changement, voire une réduction des dommages pendant les périodes de forte activité reproductive.
Fonction mitochondriale et longévité : des résultats surprenants
Des expériences novatrices ont révélé que perturber la fonction mitochondriale pouvait effectivement prolonger la durée de vie :
Chez le ver (C. elegans) :
- L’inactivation par ARNi de gènes mitochondriaux durant le développement a prolongé la durée de vie moyenne de 32 à 87 %
- Les gènes concernés incluaient des sous-unités des complexes I (nuo-2), III (cyc-1), IV (cco-1) et V (atp-3)
- Les vers traités présentaient une production d’ATP réduite de 40 à 80 %, un développement ralenti et une taille plus petite
- L’antimycine A (inhibiteur du complexe III) prolongeait également la durée de vie
Chez la mouche des fruits :
- La réduction par ARNi de gènes mitochondriaux prolongeait la durée de vie des femelles de 8 à 19 %
- Contrairement aux vers, les niveaux d’ATP n’étaient pas réduits chez les mouches longévives
- La suppression génique uniquement à l’âge adulte prolongeait encore la vie dans certains cas
Chez la souris :
- Les souris avec une expression réduite du gène mclk1 (affectant la production d’ubiquinone) vivaient 15 à 30 % plus longtemps sur trois fonds génétiques différents
- Ces souris présentaient moins de dommages à l’ADN hépatique, mais une fertilité normale
Étonnamment, ces effets bénéfiques sur la longévité survenaient malgré une fonction mitochondriale perturbée. Les mécanismes impliqués semblent distincts des voies de longévité connues, comme la signalisation insuline/IGF.
L’hypothèse mitochondriale du vieillissement est-elle toujours valable ?
Au vu de ces résultats, il faut reconsidérer le rôle des mitochondries dans le vieillissement. La constance avec laquelle perturber la fonction mitochondriale prolonge la durée de vie chez le ver, la mouche et la souris remet directement en cause la théorie du stress oxydatif. Cependant, d’importantes réserves s’imposent :
Les conditions de laboratoire diffèrent radicalement des milieux naturels. Les animaux utilisés (comme les vers « sauvages » maintenus pendant des décennies en labo) peuvent réagir différemment des populations naturelles. Comme le souligne l’auteur : « Les expériences en laboratoire peuvent être trompeuses quant aux processus physiologiques qui se déroulent dans les conditions incertaines de la nature. »
Les technologies émergentes permettent désormais des expériences de terrain testant ces hypothèses en conditions réelles. Tant que de telles études n’auront pas été menées, il ne faut pas rejeter complètement l’hypothèse mitochondriale. Celle-ci pourrait encore expliquer certains aspects du vieillissement, notamment les effets spécifiques à certains tissus ou les interactions avec d’autres mécanismes.
Implications pour les patients
Ces découvertes ont des implications importantes sur la manière d’aborder la recherche sur le vieillissement et les interventions :
La relation entre mitochondries, stress oxydatif et vieillissement est plus complexe qu’on ne le pensait. Augmenter simplement les antioxydants ou préserver la fonction mitochondriale pourrait ne pas suffire à prolonger la durée de vie en bonne santé. La découverte inattendue que perturber les mitochondries prolonge la vie chez plusieurs espèces suggère qu’il faut explorer de nouvelles approches pour cibler les processus de vieillissement.
Pour les patients, cela signifie :
- Les compléments antioxydants pourraient ne pas apporter les bénéfices anti-âge escomptés
- Les futures interventions visant la longévité pourraient cibler des processus mitochondriaux spécifiques de manière inattendue
- La recherche devrait se concentrer sur les raisons pour lesquelles réduire la fonction mitochondriale prolonge parfois la vie
Limites de la recherche et questions en suspens
La recherche actuelle présente d’importantes limites qu’il convient de prendre en compte :
Défis de mesure : Les techniques d’évaluation des dommages oxydatifs restent imparfaites. Les mesures des dommages à l’ADN peuvent varier considérablement selon la méthodologie. De nombreuses études clés ne mesuraient pas la production d’ERO ou les dommages oxydatifs lorsqu’elles rapportaient des effets sur la durée de vie.
Laboratoire versus milieu naturel : La quasi-totalité des preuves provient de conditions contrôlées. Comme le souligne l’auteur : « Avant de rejeter l’hypothèse mitochondriale du vieillissement, davantage d’expériences de terrain ciblant cette hypothèse doivent être réalisées. »
Questions non résolues :
- Pourquoi les perturbations durant le développement prolongent-elles la vie, alors que des perturbations similaires à l’âge adulte n’ont pas cet effet ?
- Comment ces effets mitochondriaux interagissent-ils avec d’autres voies de longévité ?
- Pourquoi certaines manipulations antioxydantes affectent-elles la durée de vie, et pas d’autres ?
Recommandations pour les patients
Au vu de l’évolution des connaissances, les patients devraient :
Garder des attentes réalistes concernant les interventions ciblant les mitochondries ou le stress oxydatif. La complexité de la relation entre mitochondries et vieillissement signifie que des approches simples, comme les compléments antioxydants, pourraient ne pas apporter de bénéfices significatifs.
Suivre la recherche émergente sur la fonction mitochondriale, en particulier les études menées en conditions naturelles. L’auteur note : « Heureusement, les technologies émergentes rendent de telles expériences plus accessibles que jamais. »
Privilégier des stratégies éprouvées comme maintenir un poids santé, pratiquer une activité physique régulière et éviter le tabac – autant de pratiques qui favorisent la santé mitochondriale par des mécanismes établis.
Source
Titre de l’article original : The Comparative Biology of Mitochondrial Function and the Rate of Aging
Auteur : Steven N. Austad
Affiliation : Department of Biology, University of Alabama at Birmingham
Revue : Integrative and Comparative Biology, Volume 58, Numéro 3, Pages 559–566
DOI : 10.1093/icb/icy068
Présentation : Symposium « Inside the Black Box: The Mitochondrial Basis of Life-history Variation and Animal Performance » lors de la réunion annuelle de la Society for Integrative and Comparative Biology, 3-7 janvier 2018, San Francisco
Cet article adapté aux patients s’appuie sur une recherche évaluée par des pairs